Wim Wenders propose après Pina (2011) un nouveau documentaire consacré à l’œuvre d’un artiste mondialement reconnu. The Salt of the Earth est un film-hommage rendu au photographe brésilien Sebastião Salgado. Le séquençage suit ses différents projets dans l’ordre de leur réalisation, en lien étroit avec des informations biographiques. Wim Wenders s’attaque ici à une œuvre prolifique à la beauté de noir et de blanc. Salgado, né en 1944 au Brésil, émigré en France au début de la dictature militaire, a parcouru le monde durant sa vie entière. Ses photos sont celles d’un reporter intrépide qui s’est fait le témoin de grands conflits (le génocide rwandais en 1994, la guerre du Koweït en 1990-91), de tragédies humaines (la famine au Sahel avec Sahel : l’Homme en détresse, les grandes migrations des années 90 avec Exodus, les paysans sans-terres au Brésil avec Terra) mais aussi de l’existence des communautés primitives (les Indiens d’Amazonie). Son dernier travail, Genesis, qui dévoile les territoires encore vierges de la planète, a été exposé à l’automne 2013 à la Maison Européenne de la Photographie à Paris.
A la grandeur de cet artiste humaniste, Wim Wenders répond par une véritable épopée filmique, récompensée par le Prix Spécial Un Certain Regard à Cannes.

Le septième art rend ici littéralement hommage à la photographie.
La sacralisation des images comme des objets photographiés est latente tout au long du documentaire. Sebastião Salgado évoque ainsi le « paradis » terrestre ou l’ « enfer » traversé, dans un propos aux connotations chrétiennes. Avec Genesis, ou au sein des communautés auxquelles il s’est intégré, il retourne aux origines, à la recherche d’un Eden disparu. C’est d’ailleurs dans l’animal que Salgado trouve l’état de nature hypothétique de l’homme, qui pourrait être celui de Rousseau ; en témoignent cette patte de lézard écaillée et sensuelle qui lui rappelle « l’armure d’un chevalier du Moyen-Age », ces Grands Singes aux expressions presque humaines, ces morses agressifs et ces phoques à la limite du cocasse. L’œuvre du photographe telle que présentée par Wenders tient du merveilleux. Elle nous renvoie face à une Amérique latine spirituelle, résonance lointaine du réalisme magique de Gabriel Garcia Marquez.
L’on retrouve d’ailleurs aussi dans le documentaire les origines du photographe lui-même. Au-delà de son travail photographique, Wim Wenders souligne les étapes de sa vie, par des images d’archive, ou à travers ses d’entretiens avec l’artiste. On découvre par ce biais un Salgado déraciné, libre de tout ancrage, qui ne retrouve sa terre natale qu’à la fin de la dictature militaire. Pourtant, deux liens l’attachent à la terre du Brésil : sa femme et une forêt. Les deux sont brésiliennes ; la première est l’amour de sa vie, qui fera renaître la seconde. Wim Wenders a la finesse de présenter Lélia en filigrane, comme le pilier qui soutient le grand homme et artiste qu’est Salgado. C’est elle qui décide de replanter la forêt qui autrefois habillait les collines de la ferme de ses parents. Les magnifiques images animées de Wenders témoignent de cet acte militant, maintenant que les milliers d’arbres ont repoussé. L’émotion du spectateur naît sans doute de ce cycle de mort et de renaissance, qui se réalise en l’espace d’une vie, à l’initiative d’une femme, d’un couple, d’une famille. Tout comme les photographies de Salgado, cette œuvre naturelle est hors-temps, sur-humaine.
Wim Wenders choisit donc le parti-pris de l’émotion et de la théâtralisation – des photographies plein écran au visage chauve de Salgado sur fond noir, telle l’apparition d’un sage – pour mettre en valeur l’œuvre du photographe. Il serait possible de critiquer cette présentation idéalisée d’une œuvre parfois controversée, car utilisant la misère humaine pour créer le beau. Pourtant, Wenders ne convoque pas la critique : l’hommage prévaut. Comme il l’a souligné avant le début du documentaire, il a « mis le film en retrait au profit de l’œuvre ». Il a peut-être trop réussi, puisqu’à nos yeux, ce n’est pas le documentaire en lui-même qui est remarquable, ce sont les photographies de Salgado. Contrairement aux chorégraphies de Pina Bausch que Wim Wenders a pu fixer en images, celles de Salgado existaient déjà avant son film. Il était difficile de créer un objet d’art en surimposant une image animée sur une image fixe qui se suffisait à elle-même. Si le public, lors de la projection officielle à Cannes, rouvrira les yeux ébloui et saisi par tant de beauté épique, et applaudira de longues minutes durant, ce sera sans doute plus pour les photographies que pour le film, plus pour le photographe que pour le réalisateur, plus pour Sebastiao Salgado que pour Wim Wenders. Nous applaudissons donc, d’abord, l’homme, Sebastiao Salgado, puis, ensuite, le superbe hommage que lui rend Wim Wenders.
Mona Oiry